« Mes premiers pas dans le monde du développement se sont déroulés dans des circonstances singulières. En 1978, lors de mes études d’agronomie à l’UCL, j’ai été impliqué dans un programme de recherches IITA, au Nigéria. Je devais éradiquer une maladie du manioc. Mais, au bout de quelques mois, je me suis aperçu que les agriculteurs locaux ne partageaient pas du tout mes pré- occupations. Pleinement satisfaits de leur manioc, ils œuvraient même dans le sens contraire au mien: ils voulaient aggraver la maladie que je tentais d’éradiquer, car elle donnait une texture et un goût particuliers au manioc, qui se vendait ainsi très bien sur les marchés locaux. Je me suis alors demandé pourquoi j’étais là. En multipliant les contacts avec les agriculteurs locaux, j’ai découvert un autre monde, une autre logique de travail, une toute autre conception de l’agriculture. Cela m’a convaincu que ce que j’apprenais à l’université était en porte-à-faux avec la réalité vécue par ceux à qui nous étions censés destiner les produits de nos recherches.» Philippe De Leener multiplie alors les champs d’action dans lesquels il s’emploie à diffuser sa nouvelle conception du développement (voir encadré). Pour lui, c’est l’ensemble des relations Nord-Sud qu’il faudrait revoir. Il appelle à une révolution copernicienne: «Il faut arrêter de penser qu’il y a d’une part des grands malades et d’autre part des grands médecins. Le système néolibéral est omniprésent aujourd’hui. Il concerne tout le monde. Chacun a quelque chose à faire pour inventer une sortie de ce système. Il n’y a plus vraiment de Nord et de Sud. Cette séparation est devenue artificielle. Partout, les États sont défaillants, dépassés par des dynamiques économiques et financières transnationales. Nous ne sommes plus dans des situations où l’on aurait au Nord des ONG qui seraient inspirantes et au Sud des structures ou des mouvements sociaux qui devraient être inspirés. Nous partageons le même problème, la même situation, la même aliénation, le même désarroi face à un système social, économique et financier qui nous écrase complètement.» Pour faire face à ce diagnostic peu réjouissant, le Sud se profile comme un partenaire privilégié. Philippe De Leener: «Il faut voir le Sud comme le lieu où des complicités sont possibles et nécessaires. Nous sommes dans un système transnational, qui implique que les décisions du Sud ont un impact sur le Nord et vice versa.» Si la participation du Sud à la définition de l’ordre mondial est ainsi égale à celle du Nord, il est une condition essentielle à respecter pour que sa place soit pleinement reconnue par les acteurs du Nord: ceux-ci doivent cesser de nier l’altérité du Sud, avance Philippe De Leener, ils doivent cesser de vouloir construire un Sud à l’image du Nord: «Les relations avec le Sud demeureront déséquilibrées tant que le Nord voudra le changer pour qu’il ressemble davantage à l’image fantasmée qu’il a de lui-même. C’est en réalité un réflexe assez naturel: tout ce que nous avons vécu comme bien pour nous, tout ce que nous considérons comme des progrès pour notre société, notamment sur le plan des droits humains, nous avons envie de l’imposer chez les autres. Ce phénomène se renforce en période de crise: plus nous perdons nos propres repères, plus nous projetons sur l’autre un idéal de nous-mêmes que nous sommes incapables d’atteindre. C’est ce qui est en train de se passer. Alors que nous sommes en crise, nous nous positionnons en donneurs de leçons face au Sud. Cela débouche sur quelque chose comme “Vous n’êtes pas comme nous pensons que vous devriez être” ou “Vous ne faites pas ce que nous pensons que vous devriez faire”, “Vous n’avez pas ce que nous pensons que vous devriez vraiment avoir”. Nous conjuguons l’altérité sur un mode négatif, sur ce que les autres n’ont pas. Par exemple, lorsque nous demandons aux Burkinabés comment les femmes vivent là-bas, nous n’attendons qu’une seule chose: c’est de savoir comment elles vivent mal et comment nous allons trouver une solution à leur malaise. Nous nous demandons rarement comment fonctionne la famille là-bas, en quoi la structure de la famille y est tellement différente que l’idée même d’une égalité féminine doit être réinterprétée autrement. Je ne dis pas qu’elle n’a aucun sens. Mais il faut la penser complètement autrement.» Pour Philippe De Leener, c’est là l’origine de bien des échecs dans les projets de développement menés au Sud: «De nombreuses ONG tombent dans le piège classique –et naturel– de la similitude. Nous imaginons que les autres sont comme nous, pensent comme nous, ont les mêmes intérêts que nous, les mêmes valeurs, les mêmes défis, les mêmes enjeux. Parce que, par hasard, ils auraient les mêmes mots ou les mêmes contextes opérationnels. Ce piège de la similitude est insidieux car il mène au parachutage de projets inadaptés. Nous nous berçons alors de l’illusion d’avoir un objectif commun avec le partenaire du Sud, alors que les agendas sont très différents.» Or, argumente Philippe De Leener, «l’une des conditions fondamentales au partenariat est le sentiment d’avoir une finalité commune, qui n’est pas le problème de l’un ou le problème (projeté ou non d’ailleurs) de l’autre.» Il faut ainsi considérer l’autre dans sa différence et envisager ensemble les objectifs communs qui rencontreraient les préoccupations et les intérêts de chacun. Enfin, la reconnaissance de l’altérité du partenaire du Sud permettrait également de répondre aux deux autres conditions essentielles du partenariat identifiées par Philippe De Leener : le sentiment de donner et celui de recevoir, autrement dit, la réciprocité : « L’altérité est une source formidable de réciprocité. L’autre, par sa différence, nous offre quelque chose de tellement différent que cela nous oblige à nous questionner sur notre manière d’être, de penser ou de faire. Il nous propose un point de vue sur nous que nous sommes incapables de construire nous-mêmes. C’est un peu comme le poisson d’eau salée qui ne se pose pas de questions sur le sel de mer, puisqu’il est dedans. En revanche, si on le jette dans l’eau douce, il va comprendre directement qu’il y a deux mondes différents. Il va commencer à se poser des questions sur l’eau salée. De même, le partenaire du Sud, par sa différence, nous pousse à nous demander pourquoi nous pensons de telle manière ? D’où ça nous vient ? Pourquoi croyons-nous dur comme fer à ce que nous croyons? L’interpellation mutuelle est pour moi l’une des principales vocations d’un partenariat. Nous pouvons puiser dans le constat partagé d’altérité une source d’authentique réciprocité: ce qui fonde la différence de l’autre peut nous faire avancer sur la compréhension de nous-mêmes, de nos propres questionnements.» CÉLINE PRÉAUXPortrait
Philippe De Leener, le piège de la similitude
Philippe De Leener est un personnage caméléon. Président d’Inter-Mondes Belgique, il est aussi ingénieur agronome, docteur en psychologie et professeur d’économie politique africaine à l’UCL.
Toutes ces casquettes il les enfile au service d’une même cause: changer le regard sur le partenaire du Sud, qu’il faut reconnaître comme fondamentalement différent de nous.
La découverte d’un autre monde
Revoir le diagnostic
Le Sud, un partenaire du changement
Le Sud, un partenaire différent
La réciprocité dans l’altérité
Portrait. Philippe De Leener, le piège de la similitude
Posted on 10 May 2016 in Céline Préaux, Communication, Comportement et attitude, Empowerment, Intelligence collective, Interculturel, n'GO Blog, Partenariat, Portrait, Préjugé, Réciprocité, Relations humaines