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Blague à part. L’humour dans la relation interculturelle

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Blague à part. L’humour dans la relation interculturelle

Un sourire éclatant. Quelle joie de vivre! Les photos de projets locaux dans le Sud donnent libre cours à notre imagination. L’humour semble être un lubrifiant miraculeux pour faciliter la collaboration avec les partenaires locaux. Ou justement pas? Cela dépend…  

Une plaisanterie n’est pas toujours bien accueillie mais en général une boutade ou un brin de taquinerie permet de détendre l’atmosphère. L’humour adoucit les mœurs, l’humour détend. Mais qu’en est-il lorsque l’on ne maîtrise pas complètement la langue ou que l’on ne connaît que superficiellement la culture? L’humour est-il toujours un facilitateur de la communication?

In or out Ruddy Doom, professeur émérite en Sciences Politiques à l’Université de Gand et fondateur de la section Conflits et Développement, me glisse sous le nez un livre contenant la traduction de vers japonais. «Tu ne ris pas ?», me demande-t-il en feignant l’étonnement. Il enchaîne: «l’humour est de toutes les langues et de toutes les cultures, mais il est difficilement traduisible. Parce qu’on ne saisit pas les subtilités de la langue ou qu’on ne comprend pas les codes. Mais selon moi, la ligne de rupture ne se situe pas tant entre les différentes cultures, et encore moins entre le Nord et le Sud. Ce sont surtout le statut social, le sexe, l’âge et l’appartenance au groupe qui déterminent notre appréciation de l’humour. Dans toute société, la gamme s’étend des blagues triviales à l’humour ironique de la classe supérieure. Un intellectuel africain et un intellectuel européen se comprennent mieux que des compatriotes de différents milieux sociaux. Plus on a en commun, plus on trouvera de choses dont on peut rire ensemble. Pour comprendre et apprécier l’humour, il est essentiel que le contenu fasse partie de notre environnement. Ce n’est que maintenant que les films de Laurel & Hardy connaissent une grande popularité en Chine, alors qu’ils sont entre-temps passés de mode chez nous. Dans bon nombre de pays africains, la soumission et le sarcasme mâchonné de Richard, dans la série Keeping up Appearances, n’a pas la moindre valeur humoristique car les relations homme-femme y sont définies autrement. De même, l’humour de la lower class noire aux Etats-Unis présente peu de similitudes avec celui de la classe moyenne noire.»

Les applaudissements des colonisateurs

Pie Tshibanda est un psychologue, écrivain et conteur congolais habitant en Belgique. Il diffuse une vue critique et humoristique sur les stéréotypes à l’égard des Africains. En Europe, au Québec, dans les Caraïbes ou en Afrique, il fait rire des salles entières. Il constate lui aussi que l’humour prend mieux lorsque les gens partagent un cadre de référence ou une expérience. «Je remarque que les Belges et les Français applaudissent aux mêmes moments; ils partagent une même histoire avec l’Afrique et se reconnaissent dans le colonisateur. Au Canada, je dois m’y prendre autrement, vu qu’ils n’ont pas de passé colonial. Les Canadiens vont rire mais en se mettant dans la peau du colonisé puisque c’est cela leur histoire. L’humour entre personnes d’origines différentes est parfaitement possible, mais il requiert une solide connaissance de la culture. Ayant été élevé au Congo par des prêtres belges, je connais cette culture de fond en comble. C’est pourquoi je peux me permettre, en tant que Congolais, de me moquer de la mentalité belge. C’est aussi en partie ma culture. »

Antennes défaillantes

Maarten Bremer est directeur à l’Institut Royal Néerlandais pour les Tropiques. L’institut donne des formations en communication interculturelle aux prestataires de soins qui partent à l’étranger. Maarten Bremer estime qu’utiliser l’humour dans des cultures inconnues est risqué. «L’humour ne peut avoir un effet de liaison que lorsque l’on connaît suffisamment la culture et –plus important encore– la personne concernée. Rire ensemble, c’est comme manger ensemble; l’humour peut renforcer la relation et sert en général à briser la glace. Mais cet effet de liaison ne joue que dans l’in-group. Avec un out-group, l’humour a un effet d’exclusion. Songeons par exemple aux blagues sexistes, que très peu de femmes apprécient. Dans les relations interculturelles, l’incompréhension est souvent due à la langue, l’un des deux interlocuteurs n’étant pas, généralement, un native speaker. De ce fait, certaines subtilités, qui créent justement la blague, se perdent et des personnes peuvent se sentir offensées ou totalement déconcertées. Dans des cultures étrangères, nous disposons en effet d’antennes moins développées pour capter les petits signaux. »

You are so fat!

Nancy Bell, professeur en Linguistique spécialisée dans l’apprentissage de langue étrangère à la Washington State University, a réalisé une étude approfondie sur les échecs de l’humour chez les native et les non-native speakers. Les résultats de cette étude la rendent plutôt optimiste : «L’humour n’est pas dangereux entre des personnes ayant une maîtrise différente de la langue. Les plaisanteries créent en tous lieux les mêmes possibilités et comportent partout le même risque d’incompréhension. Les utilisateurs d’une seconde langue commettent les mêmes erreurs que les native speakers, ils les commettent simplement plus souvent du fait qu’ils ne comprennent pas certains termes ou ne saisissent pas totalement la signification sémantique. Il s’agit d’erreurs pragmatiques, où la précision dans l’utilisation de la langue en fonction de la situation sociale fait défaut. De telles erreurs sont parfois à l’origine de stéréotypes ou d’insultes. Lorsque je donnais cours au Cameroun, les gens me disaient souvent ‘you are so fat!’. En soi je n’avais pas de quoi me réjouir, mais comme je comprenais qu’il s’agissait d’un compliment dans leur culture, je n’étais pas vexée. Je trouve que l’humour est, de manière générale, utilisé positivement et qu’il fait plus de bien que de tort. Les gens semblent être suffisamment conscients du risque de malentendus interculturels. C’est pourquoi ils font preuve de beaucoup de prudence dans leur parole et d’indulgence dans leur écoute. Tous les aspects de la langue, pas seulement l’humour, ont un bagage culturel. Humor is not a big issue.»

Rire entre égaux

Pourtant, nous ne pouvons ignorer l’une des conditions, peut-être la principale, pour un usage approprié de l’humour : un rapport de force égal. Parfois, le subalterne est obligé de rire de l’humour de son supérieur, même s’il trouve la blague tout sauf drôle. Ruddy Doom: «Je me souviens d’une fête entre expat’ à Abidjan, où l’on riait d’un cochon rôti qui devait être pré- paré par du personnel musulman. Celui qui ne riait pas n’avait rien compris, pensaient-ils. C’est une grave sous-estimation. L’humour des impuissants est celui de l’acquiescement à l’extérieur qui brandit un doigt d’honneur à l’intérieur. C’est une façon de s’opposer, de conserver le respect de soi, de dire ‘pas avec moi’.» Nancy Bell exhorte elle aussi à la prudence en cas de rapports de force inégaux. «Derrière des taquineries se dissimule souvent un zeste de critique. C’est pourquoi il préférable de ne pas y faire appel si l’on se trouve en position de force. On risque de franchir rapidement une limite. Un subalterne, en revanche, peut recourir à l’humour ou aux taquineries. Il s’agit d’une manière sûre et douce d’exprimer des désidératas, en espérant que l’autre comprenne le message.» Dans les communautés africaines, l’âge joue un rôle important dans l’usage de l’humour, nous dit Pie Tshibanda. «La société est fort hiérarchisée et les relations se déploient verticalement. C’est pourquoi on rira surtout entre amis et très peu entre générations.»

Autodérision

En d’autres termes, l’égalité, sociale ou culturelle, est la meilleure base pour un humour efficace. «C’est la raison pour laquelle l’autodérision fonctionne partout dans le monde», confirme Maarten Bremer. «On ne trouve aucune culture qui ne se moque pas d’elle-même. Au sein de son propre groupe, on peut même aller très loin. Les noirs s’appellent parfois ‘négros’ et les musulmans font, entre eux, des plaisanteries innocentes sur Mahomet. L’autodérision renforce le sentiment ‘nous-eux’.» Selon Ruddy Doom, c’est sans doute ce qui explique que l’autodérision soit l’une des rares formes d’humour à valeur universelle. «Quelques-unes seulement s’en rapprochent, comme l’humour grossier (à la Benny Hill), où la gêne de ce qui n’est pas permis agit sur les zygomatiques, ou le slapstick, où on rit d’événements physiques, comme la chute de quelqu’un. Se réjouir de ce qui s’écarte de la norme est alors, à l’instar de l’autodérision, une forme de délimitation du groupe ‘nous’.»

Attention, champ de mines!

L’humour est partout, de Bollywood au festival de l’humour en Arabie Saoudite, mais son utilisation correcte nécessite une bonne dose de sensibilité. «L’humour est par définition contextuel », confirme Ruddy Doom. «Ce qui est à ranger dans la catégorie ‘humour’ à carnaval ne l’est plus le lendemain. Et les pratiques des baptêmes étudiants sont absolument inacceptables en-dehors de ces festivités. Il en va ainsi depuis toujours. Pourtant, le contexte ne justifie pas tous les types d’humour. Doit-on rire parce que l’on peut? Dans quelle mesure peut-on être blessant? Est-ce que l’autre n’a qu’à s’y faire? La culture occidentale a l’habitude de beaucoup relativiser car nous plaçons la liberté d’expression au-dessus de la raison individuelle. Cette liberté d’expression est inexistante dans de nombreux régimes ; les dictatures veulent même exercer un contrôle sur le rire.» «Un bon humour tient compte de ce qui est toléré et de ce qui est tabou dans une société déterminée», estime Maarten Bremer. «Dans une culture de la honte, comme au Japon, des émissions de télé dans lesquelles des personnes tombent marchent bien, alors que nous hausserions tout au plus les sourcils. Par contre, le style grossier des cabaretiers hollandais causeraient beaucoup de dommages au Japon, où leurs paroles ne feraient que blesser. L’humour est très vite un champ de mines !»

Rire pour ne pas pleurer

Est-il alors préférable d’éviter de blaguer lors d’une visite de terrain? Bien sûr que non, explique Pie Tshibanda, mais soyez préparés. «Les employés d’ONG ne s’aventurent pas en terrain vierge. Ils doivent réaliser que la perception est en leur dé- faveur. Ne sont-ils qu’un instrument d’un système qui reproduit le colonialisme ? Ou ont-ils un champ de manœuvre et un véritable souci d’aider les gens à se prendre en charge? Celui qui veut nouer des relations avec la population locale doit sentir lui-même quelles armes il peut utiliser. L’humour peut très bien constituer un outil. Les plaisanteries dans la langue locale seront d’autant plus appréciées, car la forme quelque peu ‘tordue’ devient alors une partie de l’humour. Les gestes peuvent également renforcer l’effet comique. Les Africains rient beaucoup et volontiers, mais la signification est souvent mal interprétée par les Occidentaux. Nous rions parfois par timidité ou par gène. Le rire est une forme de thérapie, une consolation en cas de revers. C’est plutôt ‘rire pour ne pas pleurer’.» L’image que nous avons hérité de l’époque coloniale donne des frissons à Ruddy Doom. «‘ventre plein, nègre content’ était alors la pensée habituelle. Les Africains étaient considérés comme des gens simplets, qu’un rien faisait rire. Ils ne riaient cependant pas en raison de leur ventre plein, mais bien malgré la faim.»

‘Ils finiront par apprendre’

Selon Ruddy Doom, ‘l’ancien monde’ doit cesser de se considérer comme la culture de référence, déterminant ce qui est drôle ou pas. «Le monde non-occidental fait une percée rapide avec des lauréats de prix Nobel et d’autres reconnaissances. Ils amènent une langue et un humour qui nous font réfléchir. Nous allons devoir faire de plus en plus d’efforts pour comprendre la forme dominante de l’humour, celle qui est déterminée par la force du nombre. À l’avenir, l’expression ‘ils finiront par apprendre’ s’adressera davantage à nous.» L’humour. Aussi longtemps que nous restons attentifs aux sensibilités sociales, culturelles et individuelles, mieux vaut maintenir nos muscles zygomatiques bien entraînés. Car le rire est universel, seul le style a une légère couleur locale.

SYLVIE WALRAEVENS

Nancy Bell (Washington State University)

“Apprendre plus rapidement par le rire”

Nancy Bell a étudié si le fait d’aborder la langue de manière humoristique ou ludique peut favoriser le processus d’apprentissage. Les résultats de l’étude ont démontré que l’on retient en effet plus rapidement de nouveaux mots lorsqu’ils sont inculqués avec humour. « L’humour est plutôt un style personnel, un mode de communication. Tout ce que l’on fait sérieusement, peut aussi être fait avec humour, mais dans un processus d’apprentissage l’approche humoristique se révèle très efficace!»

Laurel And Hardy

Pie Tshibanda

“La critique avec un morceau de sucre”

Pie Tshibanda fait rire des salles entières avec son humour sur la relation entre les blancs et les noirs. Son message est très critique, souvent péniblement confrontant, mais jamais venimeux. «L’humour est un instrument qui me permet de faire passer mon message. Je parle d’une grave réalité historique, à savoir le passé colonial et ses ramifications jusqu’à ce jour. Si je le faisais sous forme de conférence, ce serait trop indigeste. Je ne veux pas être prétentieux et faire la leçon aux gens ; je veux inciter mon public à la réflexion. C’est pourquoi je diversifie mes tactiques. Je pique, mais je caresse aussi. Si je m’arrêtais aux accusations, les gens quitteraient la salle avec amertume. Je titille afin que les gens rient de leurs propres comportements et de leurs propres codes. Celui qui parle en connaissance de cause peut se permettre beaucoup de choses. Mon humour est comme le sucre qui fait avaler une pilule amère à un enfant. Mon indicateur, c’est le public. Ce n’est pas l’humoriste qui doit s’amuser; il faut toujours privilégier son public. Il m’est arrivé de faire rire le public pendant que dans mon cœur je pleurais.»

Le rire est une sorte de thérapie, une consolation en cas de revers. C’est plutôt ‘rire pour ne pas pleurer’.

Léon Michel Ilunga

“Ne m’appelez pas Mobutu”

Léon Michel est belge d’origine congolaise. Il est écrivain, professeur des Sciences du Langage et chef d’entreprise spécialisé dans le développement des potentiels. Il a un pied dans chacune des deux cultures. «Je ne fais pas de distinction. Que ce soit au Congo ou en Belgique, je manie toujours l’humour avec prudence. Aussi longtemps que la relation n’est pas solidement ancrée, je ne ferai de plaisanteries que sur des sujets anodins et totalement neutres, comme les enfants ou des situations de tous les jours ; jamais sur la culture, l’identité ou sur ce qui nous différencie. Je trace une ligne claire entre l’humour et le respect de la différence de l’autre. L’humour entre blancs et noirs a souvent un côté dénigrant, secrètement méprisant. Dans certains milieux, il est arrivé qu’on me donne des sobriquets de ‘Père Fouettard’, de ‘Mobutu’ ou de ‘Kabila’. Pour les blancs ne se doutant de rien c’était drôle, mais pour moi ces noms ont une connotation très négative. C’est comme si j’appelais quelqu’un d’ici Hitler ou Le Pen. Inversement, j’ai moi-même un jour, en plaisantant, traité de ‘raciste’ l’une de mes connaissances, de couleur blanche. Ces paroles qui pour moi étaient tout à fait innocentes l’ont complètement déconcertée. J’ai donc appris… L’humour peut certainement renforcer les liens, mais uniquement lorsque l’on se connaît bien.»

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