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parole d’expert

Héroïsme et coopération au développement. Un mal nécessaire?

Sylvain Luc est Maître de Conférences à l’Université de Namur, chargé de cours visiteur à l’Université Catholique de Louvain et Maître-Assistant dans le Master en Ingénierie et Action Sociales HELHa-HENALLUX. Sa discipline scientifique est le comportement organisationnel c’est-à-dire, l’étude des comportements individuels et collectifs au sein des organisations. Il est également partenaire chez AKAWA, société de formation et de consultance en organisation.

Il y a quelques années, dans le cadre d’un programme de développement au Burkina Faso, une association occidentale décide de faciliter l’accès aux écoles à de jeunes enfants. Ces derniers devaient marcher plus d’une heure trente par jour afin de se rendre à l’école la plus proche. Afin de réduire ce temps de déplacement, l’association décide de fournir des vélos à l’ensemble de ces enfants.

Si dans un premier temps,  les enfants ont pu se rendre à l’école en moins d’une demi-heure, au final le projet eût des conséquences désastreuses. En effet, l’association crut bon d’envoyer des vélos, mais oublia de transférer également les outils nécessaires à la réparation des vélos. Au fur et à mesure des trajets sur des chemins de terre, les fuites se sont succédées, les roues se déformaient, sans compter les chaînes de vélo qui déraillaient régulièrement. Ainsi, à la joie des enfants, succéda rapidement le sentiment d’humiliation: «ils viennent de si loin pour nous aider et nous ne sommes même pas capables d’entretenir ce qu’ils nous offrent»… L’exemple est célèbre, et tout acteur de la coopération peut en citer des dizaines du même type, mettant en exergue ce manque de prévision, de réflexion voire simplement de bon sens. Ils sont d’ailleurs légions dans les programmes de formation au sein des ONG, afin de montrer les bad practices et d’amener les futurs coopérateurs à s’interroger sur la durée des solutions qu’ils vont apporter aux “populations dans le besoin”, de penser long terme et non court-terme.

De mon point de vue, il s’agit bien plus que de simples oublis dans un processus opérationnels, ce sont de véritables actes manqués, de véritables manifestations de l’inconscient. Considérée sous cet angle, la question n’est donc plus de savoir si le projet a été pensé court terme ou long terme. Il s’agit plutôt de comprendre quels sont les éléments psychologiques présents dans ce contexte particulier qui ont amené les individus à oublier jusqu’à la possibilité d’un pneu dégonflé, expérience qu’ils ont eux-mêmes certainement déjà vécues (et pas nécessairement sur des chemins de terre). En d’autres termes, qu’y a-t-il dans la relation à la coopération qui, dans certains cas, pousse les acteurs à refouler l’évidence?

La psychologie analytique de Carl Gustav Jung et en particulier le concept d’archétype du Héros, nous donnent, à mon sens, un cadre interprétatif adéquat à cette situation. L’archétype du Héros est en soi, un potentiel psychique qui s’active chez nous lorsque nous sommes face à l’adversité et nous permet de nous libérer d’une situation plus ou moins anxiogène. Il nous pousse à l’action, au dépassement, et dans une situation telle que la coopération au développement, nous amène à nous positionner comme défenseur d’une noble cause. En soi, l’archétype du Héros, nous relie à l’autre par empathie, fait raisonner chez nous la souffrance de l’autre et nous pousse à l’action. C’est un type de comportement considéré comme idéal par la psyché collective. La mythologie, le cinéma, la littérature sont emplis de représentations particulières de cet archétype.

Un des problèmes majeurs de cet archétype, est qu’il peut amener l’individu à réactiver des fantasmes infantiles de toute puissance et, de ce fait, à manquer de conscience et de sagesse. En somme, l’archétype du Héros, vient stimuler une forme de narcissisme infantile. Sauver quelqu’un, c’est se positionner en héros, et narcissiquement, c’est très valorisant. Se positionner en héros, c’est considérer l’autre comme une victime. Sauver cette victime satisfait fortement l’égo et peut amener inconsciemment à la création d’une relation de dépendance. Mais, également, être victime, c’est exister, c’est aussi se donner un sens, c’est demander à l’autre de s’occuper de nous et donc, c’est également une forme de narcissisme infantile.

Au final, les acteurs de la coopération se retrouvent, à leur insu, aliénés à cette relation et renforcent, avec une certaine perversion, ce système de dépendance entre acteurs. Oublier d’envoyer les outils pour réparer les vélos, c’est aussi maintenir un lien de dépendance avec la victime présumée en renforçant sa victimisation, et donc se donner une fois de plus l’occasion de satisfaire son égo. Au final, la relation s’enlise, un cercle vicieux auto-alimenté émerge et, aux objectifs de dépassement, se suppléent des objectifs de dépendance.

Éviter ces pièges n’est pas chose aisée puisque les représentations sociales autour de la coopération au développement, poussent les acteurs (coopérants-coopérés) à penser leurs rôles sous la forme d’un couple “héros-victimes”. Déconstruire ces représentations est sans doute la première chose à faire si l’on veut également amener plus de sagesse dans cette relation et des actions sensées et non orientées vers une valorisation égotique. Et comme la mythologie nous l’enseigne, un Héros n’est rien sans son Vieux Sage…

Se positionner en héros, c’est considérer l’autre comme une victime. Sauver cette victime satisfait fortement l’égo et peut amener inconsciemment à la création d’une relation de dépendance

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