Odile Tendeng travaille à l’Institut Gorée comme coordinatrice du réseau Alliance des initiatives africaines pour la paix et la sécurité en Afrique de l’ouest. Linguiste de formation, elle s’intéresse particulièrement à l’ethnolinguistique qui étudie le lien entre les langues et les gens qui la parlent. Par ce prisme, elle découvre des organisations sociales, des cultures, des visions du monde,… Au cours de la préparation de cet article, l’idée m’était venue de mener avec un groupe d’intellectuels africains une réflexion sur le terme “développement” dans des langues africaines. Ces collègues originaires du Burkina Faso, de la Côte d’Ivoire, de la Guinée et du Sénégal devaient donner dans leurs langues respectives la valeur intrinsèque du mot “développement”. La question fit l’effet d’un choc. Tous ont été pris de cours, tant le mot français leur semblait aller de soi, intégré dans le vécu de tous et il signifiait ce qu’en entendait le monde moderne. Un développement à l’image des pays occidentaux. Ils m’avouèrent qu’ils ne s’étaient jamais posé la question de savoir si d’autres personnes pouvaient avoir un autre entendement du développement si ce n’est celui que tout le monde connaît. L’échantillon n’est évidemment pas représentatif des intellectuels africains, mais il laisse tout de même entrevoir l’intériorisation, sans questionnement, de concepts occidentaux. L’effort de réflexion, soutenu par les connaissances de ceux qui “habitent encore les langues africaines”, nous permit de sauver la face. Le questionnaire fut adressé aux locuteurs de l’agni, parlée en Côte d’Ivoire et au Ghana, du dioula, comprise par 20 millions de personnes en Côte-d’Ivoire, au Mali, au Burkina Faso, en Guinée et au Ghana, du sérère, du diola et du pulaar, langues parlées au Sénégal et dans d’autres pays de la sousrégion. Dans cet article, nous démarrons par les définitions du développement en langues dioula et agni1 . En analysant les différentes interviews, il en ressort une définition du développement comme d’un processus inclusif, un mouvement qui doit trouver sa source dans la société elle-même. C’est seulement par cette voie que le processus permettra à chaque individu de développer sa personnalité et de prendre confiance en lui-même. Cette démarche ne veut nullement dire qu’il faut s’enfermer sur soi. Il s’agit de s’ouvrir aux idées fécondes des autres tout en restant soi-même. Les Dioulas sont un peuple de commerçants, tellement entreprenants qu’ils inspirent à leurs compatriotes Burkinabè une certaine admiration mêlée de peur. Aux fêtes, les gens étalent leurs richesses et les femmes sont parées de leurs plus bels atours. Ce comportement typique des peuples de langue mandé n’inspire pas toujours confiance aux autres peuples avec lesquels ils vivent. On leur prête alors des pouvoirs mystiques, notamment les femmes dont on dit qu’elles détiennent des secrets de séduction. Quant à leurs enfants, on dit d’eux au Burkina Faso qu’ils naissent et grandissent au marché. En effet, dès le bas-âge, les enfants sont initiés au commerce. Ils vendent de petites choses à la sauvette ou, quand ils sont encore trop jeunes pour le faire, ils sont tout de même au marché, attachés au dos de leur mère ou gambadant autour des étals. Le commerce permettant aux jeunes dioulas d’être très tôt économiquement indépendants, ils fondent un foyer à un âge où leurs homologues de Ouagadougou, par exemple, font encore leurs études. Pour autant, indépendance ne signifie pas individualisme. Chez les Dioulas, le sentiment d’appartenance à une même culture est très puissant. Les Bobolais sont réputés très solidaires et ont un sens très élevé de la famille. Un enfant est l’enfant de tout le quartier2 qui en assure son éducation. Le développement ne s’envisage qu’ensemble (voir l’encadré). Dès le XVIIe siècle, les Agnis sont les premiers à entrer en contact avec les Européens. Dans cette ouverture à l’Europe, très vite, ils ont su se protéger, en gardant jalousement leurs traditions tout en acceptant les avantages et les facilités que leur apportait la colonisation. Leur passé, les faits et les expériences passés servent d’ancrage pour les évènements présents. Pendant les grands évènements comme la fête de l’igname, une des périodes fortes dans le calendrier agni, l’on fait revivre au peuple les épisodes glorieux de son passé. On renoue les liens entre les vivants et leurs ancêtres. On insuffle ainsi à chaque membre de la communauté une nouvelle énergie pour le fortifier. Dans cette vision du monde, le concept de développement tel qu’il est souvent présenté devient un fait du présent sans lien aucun avec ce qui s’est fait jusqu’ici. Il est un fait du monde moderne dont on se sert pour rester dans le monde moderne. Mais peut-on vivre seulement dans le présent ? On a besoin du passé pour s’enraciner. Le plus difficile, ajoute un interlocuteur agni, «c’est le changement incessant des paradigmes qui ressemble plus à des sautes d’humeur qu’à autre chose pendant qu’ils (les occidentaux) continuent de détenir entre leurs mains tous les pouvoirs. Les paradigmes se suivent et ne se ressemblent pas, sans que nous ne maîtrisions les raisons du changement. Il faut s’y coller pour avoir l’argent du Blanc. L’argent mis à disposition ne profite donc qu’à ceux qui ont compris le fonctionnement du manège.» Pour les Bobolais, se développer c’est travailler ensemble pour un épanouissement mérité. Le terme “ensemble” a ici toute son importance. Il présuppose qu’il n’y a pas de démarche individuelle dans le développement. C’est un mouvement d’ensemble qui concerne tout le monde. Dans l’Afrique traditionnelle, on n’est jamais riche tout seul. Quand on est riche, on doit partager, soutenir un grand nombre de personnes. Il faut donc créer un mouvement qui tire tout le monde vers le haut pour que personne n’ait à entretenir qui que ce soit. Il existait au Burkina Faso des opérations de nettoyage des quartiers. Chacun devait balayer devant sa maison. Au cours de cette opération de nettoyage, l’on chantait en dioula : «Kafaso bara, kafaso yiriwa». Ce qui signifie littéralement : «travaillons ensemble, faisons ensemble l’effort de faire émerger notre pays.» Deux mots permettent de décrire le développement. Le terme “Agnan tiè” qui signifie “changement de mentalités ou de civilisation” et le terme “Gnounou Koblè” qui signifie : “avancement”. Les Agnis décrivent le développement comme une démarche inclusive qui pousse la société entière vers l’avant (gnounou koblè), mais qui implique une évolution des mentalités et des changements dans la culture signifiée ici par le mot “civilisation” (agnan tiè).“Développement” n’a pas d’ancêtre!
« C’est quoi encore ce développement? Encore une de ces inventions des Européens?» C’est ainsi que réagissait un vieillard à qui je demandais s’il avait déjà entendu le mot développement et ce qu’il signifiait pour lui.
« Développement n’a pas d’ancêtres » répondait le vieillard pour signifier toute la difficulté qu’il a d’entrer dans ce concept. Le développement qui lui est présenté ne se rattache pas à son passé parce qu’il ne fait pas appel aux expériences accumulées par les générations antérieures pour résoudre leurs propres problèmes, ne s’inspire pas de références, de modèles tirés de la vie de ses ancêtres, en particulier de ceux qui l’ont immédiatement précédé. Le concept initié par les occidentaux coupe les liens avec les ancêtres. Ne s’inscrivant pas dans l’histoire de ceux à qui il s’adresse, il installe les gens alors dans un présent incertain, sans racine. Impensable en Afrique de l’Ouest. Le célèbre historien Burkina Joseph Kizerbo disait: «quand on quitte sa natte pour aller s’installer sur la natte de quelqu’un d’autre, on risque de bien mauvaises surprises, car on se rendra bien vite compte qu’elle n’est pas vide.» Une manière de dire qu’on n’est jamais vraiment chez soi dans la culture de l’autre. Le développement doit être rattaché aux valeurs culturelles, au vécu et à l’expérience des gens.
Le concept de développement est-il universel?
Les Dioulas de BoboDioulasso (Burkina Faso)
Le développement en langue agni
En un mot…
Le concept de développement chez les Dioulas de Bobo-Dioulasso
Le concept de développement chez les Agnis de Côte d’Ivoire