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parole d’expert

Appreciative Inquiry

Marc Craps est psychologue et anthropologue. Il a passé 15 ans en Amérique latine, comme coopérant et chercheur. Il est aujourd’hui professeur et chercheur attaché au Centre pour l’économie et l’entreprenariat durables. Il est aussi membre fondateur de Cycloop, un réseau de recherche-action qui soutient, ici et au Sud, des initiatives durables nées de la collaboration de plusieurs acteurs.

À la fin des années 80, je débarquais, sans la moindre expérience du développement, dans un bidonville de Montevideo, la capitale de l’Uruguay.

Des liens d’amitiés forts se sont liés avec les familles du quartier.  Nous buvions le maté à la même calebasse. Je marchais avec eux, le cheval et la charrette à travers le centre de la ville pour ramasser des déchets et recycler des matériaux – leur stratégie de survie. Comme eux, je sentais les regards méfiants des habitants plus aisés. J’ai appris à lire le monde à travers leurs yeux. Un jour, nous avons reçu une demande d’une école huppée qui voulait faire un montage son et image du bidonville. Ils voulaient lever des fonds pour la construction d’habitations de meilleure qualité. Aves les habitants, nous avons discuté longuement des thèmes et images qu’ils voulaient mettre en avant. Cela s’apparentait à une réflexion collective sur leur identité, leurs priorités, l’image qu’ils avaient d’eux-mêmes et celle qu’ils voulaient renvoyer au monde extérieur. Le résultat fut surprenant : un reportage coloré qui mettait l’accent sur la dignité, la force, la joie et l’espoir. L’école s’attendait plutôt à voir la pauvreté et le désespoir. Les habitants n’étaient de plus pas du tout emballés par l’idée de changer leur quartier de manière radicale. Ils voulaient uniquement s’impliquer dans l’amélioration des infrastructures d’approvisionnement. Leur quartier n’était pas un amas de crasses sans valeur, mais le résultat de leurs efforts et ambitions de construire une vie meilleure.

À cette période, David Cooperrider, de la Case Western Reserve University de Cleveland, développait l’approche d’Appreciative Inquiry. Selon lui, la recherche-action classique se concentrait beaucoup trop sur les solutions à des problèmes isolés. Cela ne génère ni énergie ni intérêt des bénéficiaires. L’analyse des problèmes conduit les gens à trouver des coupables et dès lors à s’affranchir de toute responsabilité. D’autant que l’Homme a souvent tendance à s’approprier un succès autant qu’il se distancie des échecs. Les nouvelles méthodes apparues dans la coopération au développement durant la dernière décennie semblent ne pas avoir apporté beaucoup de changement. Les modèles et les images mentales de l’aide et du développement, basés sur les dichotomies telles que riche et pauvre, donneur et receveur ou expert et groupe cible, sont toujours répandus. La coopération reste une mission taillée pour l’expertise et les moyens techniques. Les instruments de planification et d’évaluation doivent rendre ce transfert le plus efficace possible. Le développement durable est pourtant une tâche complexe sans solutions toute-faites ; il y a tellement d’intérêts, de perspectives et de connaissances divergentes. Le fait d’apprécier n’a pas sa place dans le modèle d’efficacité qui domine actuellement. L’Appreciative Inquiry accompagne les individus et les groupes dans la reconnaissance mutuelle et dans l’écoute de leurs récits respectifs faits d’illusions et d’ambitions, d’implication et d’exclusion. Ainsi, ils s’apprivoisent d’une manière différente : pas comme des cas problématiques et des solutionneurs, mais comme des partenaires interdépendants. J’ai moi-même découvert l’AI au milieu des années 90, lorsque j’étais chercheur (en action) à l’université de Cuenca en Equateur. Le professeur René Bouwen (KULeuven) avait amené les idées et instruments de son ami Cooperrider et nous les présentions à des locaux qui collaboraient à des projets. Leurs réactions furent très enthousiastes. L’approche était rafraichissante et tellement éloignée de l’habituel cadre logique et autres arbres à problèmes. Entre-temps, l’AI est devenue un vaste courant applicable dans beaucoup de domaines : coaching individuel et collectif, résolution de conflits, développement organisationnel, coopération interorganisationnelle…

Mais le scepticisme n’est jamais loin. Qu’en est-il des abus de pouvoir, de la répression et des injustices ? L’AI peutelle traiter de ces sujets ? Je fais partie de ceux pour qui l’essence de l’AI n’est pas dans la recherche du positif mais dans l’inquiry : l’analyse critique de la réalité, au-delà des phénomènes superficiels. Les problèmes ne sont pas oubliés, mais la recherche de solutions est tournée vers les opportunités de rassembler les groupes, vers les qualités des gens, vers ce qui leur donne l’énergie d’œuvrer à un avenir meilleur. Sur ce plan, nous pouvons apprendre beaucoup du Sud, même si le terme AI leur est inconnu. Malgré leur préoccupation quotidienne pour survivre, les grandes inégalités et les moyens limités, les gens continuent d’y entreprendre, gardent l’énergie et la foi, et réalisent des projets ensemble. Au quatrième congrès mondial sur l’AI, organisé à Gand, le biologiste Deo Baribwegure, responsable d’une ONG en Tanzanie, a démontré la pertinence de l’approche dans son travail près du lac Tanganyka. Le réchauffement climatique touche déjà fortement la population qui vit de la pêche. Le plus grand défi est de mettre tous les acteurs autour de la table : chercheurs, autorités locale et nationale, communautés de pêcheurs et d’agriculteurs, combinant plusieurs nationalités, religions, langues, intérêts, cosmologies et formes de connaissance. Si l’AI sert de poudre aux yeux pour stimuler la collaboration à des projets pré-pensés et pré-déterminés, alors les attentes resteront insatisfaites. Pire, par le côté enthousiasmant de la méthode, les parties prenantes pourraient nourrir l’illusion qu’elles sont écoutées. Par contre, si l’AI est utilisée pour réunir tous les acteurs dans le but de co-créer une réalité équitable et durable, alors elle est certainement indispensable.

« L’analyse des problèmes conduit les gens à trouver des coupables et dès lors à s’affranchir de toute responsabilité. »

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