ce que vous avez pensé du débat n’GO
Carla Sandoval, Le Monde Selon Les Femmes
Récemment, nous avons organisé un débat n’GO, sur les ONG et leurs rapports avec les pays du Sud. Sujet sensible s’il en est, vous étiez nombreux au rendez-vous. Nous avons rencontré quelques-uns d’entre vous, très actifs au débat, pour creuser ensemble les sujets qui méritaient d’approfondir la réflexion. Aujourd’hui, nous donnons la parole à Carla Sandoval, chargée de mission auprès du Monde Selon Les Femmes. Elle nous livre ses impressions. Le rôle du changement du Nord pour le changement au Sud, l’empowerment des femmes, l’empowerment individuel, le relativisme culturel, voici les grands axes qui orientent ses pensées.
Changer le monde : d’abord changer le Nord
Si l’on se pose légitimement la question de l’attitude et des comportements des acteurs d’ONG au Sud, il serait tout aussi pertinent de renverser la question et de s’interroger sur ce que nous faisons au Nord. Je pense que dans l’éducation au développement, il faut insister sur ce qui peut/doit être fait dans le Nord. Il faut changer le Nord si l’on veut changer le monde. J’ai bien connu une femme au Guatemala, qui réalisait une thèse sur les ONG présentes dans ce pays. Elle avait étudié de près une quarantaine d’ONG et avait tiré la conclusion suivante : les acteurs du développement venaient dans ce pays dotés d’une bonne volonté. Mais ils venaient davantage pour apprendre la langue et la culture, que pour transmettre quelque chose. Ils n’avaient aucune formation, aucune méthodologie pour transmettre leurs compétences. Plus encore : ils n’avaient même pas forcément envie de transmettre quelque chose. Ils voulaient dire aux populations locales comment elles devaient agir, sans se préoccuper de leur donner les outils nécessaires pour déterminer d’elles-mêmes ce qu’elles avaient envie d’implanter en termes de changement. Je pense que les acteurs du Nord devraient d’abord lutter ici, chez nous, contre les injustices commises par le Nord dans le Sud.
L’empowerment au cœur du développement
Par ailleurs, selon moi, l’un des autres enjeux majeurs qui se pose au monde de la coopération aujourd’hui – face aux reproches que l’on peut lui faire en termes d’impérialisme – est l’empowerment. La coopération devrait mettre cette notion au centre de ses projets. Nous devons nous demander comment changer les choses en donnant aux gens plus de confiance en soi. Il faut travailler le pouvoir intérieur des gens, les convaincre qu’ils ont en eux les ressources nécessaires pour insuffler le changement et que le changement est possible sous l’effet de leurs actions. Dans le débat n’GO, l’on a évoqué l’autonomisation. Je pense que les populations locales ont moins besoin d’autonomisation que d’empowerment. Elles sont déjà autonomes. L’empowerment implique que nous devions partir des connaissances, des pratiques et des réalités des personnes qui vivent la pauvreté et l’oppression et qui ont des résistances.
L’empowerment individuel
Par ailleurs, nous ne travaillons pas assez l’empowerment individuel. L’on oublie aussi souvent l’empowerment des femmes. Les femmes ne sont pas confrontées aux mêmes situations que les hommes. Par exemple, un paysan rencontrera des difficultés liées à son statut de paysan et de pauvreté. En revanche, une paysanne devra affronter une triple difficulté, liée à son statut de paysanne, de pauvreté et de femme. Il faut tenir compte de ces paramètres différents dans les projets menés dans le Sud, sans quoi nous raterons notre cible.
L’empowerment permet aussi de placer le débat sur le relativisme culturel sous une autre lumière. Au cours du débat n’GO, s’agissant de contester – légitimement – les pratiques impérialistes de certaines ONG (surtout les grandes ONG médicales), l’on a beaucoup insisté sur le relativisme culturel : au nom de quoi ou de qui interviendrions-nous dans les pays du Sud sur des questions de valeurs ? (Ndlr : Ceci n’est pas sans rappeler le premier débat n’GO sur les pratiques traditionnelles néfastes). À mon sens, toutefois, nous ne devrions pas refuser d’intervenir dans des situations problématiques sous prétexte que nous aurions peur de passer pour impérialistes. Si l’on prend l’exemple des mayas indiens du Guatemala, l’on se rend compte que ceux-ci ont une vision cosmologique de la femme et la considèrent non pas comme l’égale de l’homme, mais comme son complément. Évidemment, il serait totalement contre-productif et malvenu d’attaquer ces croyances de front : elles sont perçues comme sacrées par les populations locales. En revanche, nous pouvons faire évoluer les choses et améliorer la situation des femmes en travaillant précisément sur l’empowerment individuel. Nous avons travaillé sur leur force intérieure. Nous leur avons appris des choses sur leur corps : elles ne connaissaient pas leur corps, c’était un sujet tabou. Quelques mois plus tard, des femmes indiennes mayas ont sorti un livre, dans lequel elles apparaissaient nues. Elles soulevaient leurs jupes pour montrer leurs jambes. C’était une véritable libération de leur corps. Elles ont fait sauter des tabous dans leur société.
L’avis de Philippe De Leener, président d’Inter-Mondes Belgique
Intervenant au débat n’GO
Je partage tout à fait l’avis de Carla Sandoval quant à la nécessité de changer le Nord pour changer le Sud. En fait, il faudrait même dire qu’il est nécessaire de porter le changement partout. Il faut arrêter de penser qu’il y a d’une part des grands malades et d’autre part des grands médecins. Le système néolibéral est omniprésent aujourd’hui. Il concerne tout le monde. Chacun a quelque chose à faire pour inventer une sortie de ce système. Il n’y a plus vraiment de Nord et de Sud. Cette séparation est devenue artificielle. Partout, les États sont défaillants, dépassés par des dynamiques économiques et financières transnationales. Nous ne sommes plus dans des situations où l’on aurait au Nord des ONG qui seraient inspirantes et au Sud des structures ou des mouvements sociaux qui devraient être inspirés. Nous partageons le même problème, la même situation, la même aliénation, le même désarroi face à un système social, économique et financier qui nous écrase complètement.
En revanche, je nuancerais l’approche relative à la question du genre dans les pays du Sud. Par exemple, peut-on véritablement dire que les femmes constituent dans le Sud le pilier de la famille ? Cette représentation n’est-elle pas quelque peu stéréotypée ? De telles affirmations sont difficiles à tenir dans certaines régions d’Afrique. Je pense notamment aux peuples qui ne distinguent pas le féminin et le masculin sur la base du sexe. Dans ce cas-là, qui est homme, qui est femme ? Aussi longtemps que nous parlerons des « femmes » ou des « hommes » en général, de manière catégorielle, je crains hélas qu’il sera difficile de parler sérieusement du « réel » et de ne pas donner l’impression de livrer une homélie…
Enfin, je ne suis pas certain que j’accorderais le même sens que Carla Sandoval au geste des femmes mayas. L’anthropologie démontre déjà depuis une cinquantaine d’années que l’inverse d’un tabou est toujours un tabou… L’inversion ne conduit nullement au changement mais au même autrement. Dans l’exemple donné les femmes mayas n’ont sans doute pas été libérées, elles se sont enfermées dans l’envers du miroir de la réalité qu’elles se sont reconstruite. Il convient aussi de ne pas jeter la confusion entre le geste et l’intention du geste.