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Qu’est-ce que tu fous avec ton manioc ?

Qu’est-ce que tu fous avec ton manioc?

C’est l’histoire d’un Blanc, parti en Afrique pour sauver le manioc, ravagé par la maladie et affamant ainsi des Noirs désemparés. C’est en tout cas ce qu’il pensait, jusqu’à ce qu’un agriculteur nigérian lui lance « Qu’est-ce que tu fous avec ton manioc ?? Il est immangeable ! ».

Nous avons rencontré Philippe De Leener, président d’Inter-Mondes Belgique. Il enseigne aussi divers cours relatifs à l’économie politique africaine ainsi que l’évaluation et la gestion stratégique des projets de développement à l’Université Catholique de Louvain. Il nous a raconté ses débuts dans le monde de la coopération. Le témoignage est édifiant :

« Au milieu des années 1970, dans le cadre de mes études d’agronomie à l’UCL, j’ai été impliqué dans un programme de recherches IITA, qui avait un ancrage au Nigéria. J’ai alors découvert l’Afrique concrètement, dans ses aspects les plus surprenants. Je faisais des recherches sur une maladie du manioc. Je répandais cette maladie sur des parcelles d’essai, pour étudier la manière dont elle se dispersait dans les champs. Mes parcelles étaient situées le long de la clôture du centre de recherche. De l’autre côté de la clôture, il y avait des paysans, des femmes et des hommes qui cultivaient aussi le manioc. De temps en temps, le matin, on se retrouvait en même temps au champ, chacun travaillant son manioc.

J’étais frappé par la gravité de la maladie dans leur manioc. Un jour, je leur ai confié mes préoccupations. J’ai demandé à l’un des paysans comment ils faisaient avec ces maladies. Je lui ai dit qu’ils n’arrivaient à rien avec leur manioc. Le paysan m’a répondu qu’ils se posaient la même question pour moi. Ils se demandaient ce que je faisais avec mon manioc, immangeable. Je lui ai expliqué que je faisais des recherches pour faire du beau manioc pour le sauver, lui. Il m’a répliqué qu’il n’avait pas besoin d’être sauvé, surtout pas avec mon manioc, qui ne correspondait pas du tout à ce qui l’intéressait. Il trouvait son manioc parfait. Alors que je travaillais dans un programme de recherche de plusieurs millions de dollars, visant à éradiquer cela. Il m’a invité à passer dans son champ. Il m’a dit que lui aussi, il faisait de la recherche, sur la même plante, mais à l’inverse de moi. Il voulait aggraver la maladie. Sa femme vendait ces feuilles sur le marché. Elles avaient un succès monstre auprès des petits commerçants et des restaurateurs parce qu’elles avaient un goût spécial, une texture particulière. Elles donnaient une très bonne sauce.

J’ai alors installé une parcelle d’essai dans son champ, avec ses critères à lui. J’ai fait un calcul économique avec ses résultats, que j’ai comparés aux résultats de ma parcelle. Il gagnait deux fois plus que moi. Je me suis alors demandé pourquoi j’étais là. Le centre de recherche a rejeté mes conclusions. Il voulait imposer le changement, selon son modèle. Je suis resté sur place encore un mois. En multipliant les contacts avec les agriculteurs locaux, j’ai découvert un tout autre monde, une tout autre logique de travail, une tout autre conception de l’agriculture et du monde agricole. Ça m’a convaincu que ce que j’apprenais à l’université était complètement en porte-à-faux avec la réalité vécue par ceux à qui nous étions censés destiner les produits de nos recherches. C’est aussi ce qui m’a donné envie d’entrer dans le monde de la coopération. »

CÉLINE PRÉAUX

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