en lumière
Indignation : plus que jamais poursuivre l’action
Je mettais un point final à un article sur les émotions et les préjugés lorsque la nouvelle tombe : un attentat contre l’hebdomadaire Charlie Hebdo vient de se produire à Paris. De minutes en minutes, le bilan s’alourdit : dix, onze puis douze morts dont deux policiers. Cabu qui me faisait encore rire il y a deux jours fait partie des victimes. Wolinski aussi. Tristesse…
Je suis bouleversé, révolté, indigné, abattu. La colère gronde en moi, la volonté de vengeance aussi. Ces journalistes sont mes frères. Morts. Leur liberté de parole était la mienne. En tuant la rédaction de Charlie Hebdo, ils ont tué l’hebdomadaire dont on peut douter qu’il se relève de cette tragédie. Je sais que dans une heure ou deux, ma volonté de vengeance se muera en une volonté de justice. Qu’on attrape les coupables, qu’on les juge. A l’instant précis, je ne me sens cependant pas capable de la moindre pitié à leur égard. Si la peine de mort existait encore en France, je serais pour son application. Je ne sais quel langage utiliser avec des personnes qui, quels que soient les griefs dont ils peuvent se nourrir, considèrent qu’on peut tuer une personne qui ne partage pas ses convictions. Je ne sais simplement pas.
Je viens de contacter les membres de l’équipe qui savent que je travaille sur l’article émotions et préjugés. Ils entendent et saisissent pleinement l’émotion qui m’habite. Tous sont unanimes : c’est aussi et surtout le moment de continuer à travailler sur le terreau du préjugé. De remettre tout le travail que nous faisons dans la perspective de cette violence intolérable. Car je sais qu’après les victimes de Charlie Hebdo, qu’après la douleur des familles, d’un peuple, ce seront les musulmans qui paieront les pots cassés. « Le prophète a été vengé » résonne déjà dans tous les esprits. Un attentat tel que celui-ci fait grandir les peurs, la colère, la haine. Pour quelques illuminés qui se revendiquent du prophète, c’est toute une collectivité, une culture qui sera regardée avec davantage de suspicion qu’elle ne l’était déjà. Tout le travail de ceux qui essaient d’installer un dialogue constructif, des projets d’entente, vient d’être balayé d’un revers de la main. Plus que jamais, le barbu qui prie sera l’image de l’islamiste menaçant, susceptible de nous tuer. Les préjugés vont se nourrir de cet événement et plus que jamais la violence sera susceptible de répondre à la violence. Il faudrait, dit-on, quatorze expériences positives pour contrebalancer l’effet d’une expérience négative. Ici la balance ne pourra se faire aussi aisément.
Je suis bouleversé et je suis triste. Notre travail ne servira-t-il donc à rien ? Est-il trop tard ? Le cycle de la violence peut-il être interrompu ? Ceux qui comprennent intimement ce qui se passe – parmi lesquels les universitaires spécialisés dans la question des stéréotypes, des préjugés, des discriminations – sortiront-ils de leur silence pour entrer dans le champ médiatique et politique. Pour expliquer, entendre, écouter, apaiser, contribuer à la restauration d’un dialogue ? Seront-ils invités à le faire ? Toutes ces questions m’habitent. Et plus que jamais, comme les dizaines d’associations, d’ONG qui travaillent sur cette matière, je sais au plus profond de moi qu’il faut continuer. Je sais que dans la gradation du préjugé, c’est au plus tôt qu’il faut amener les prises de conscience, la compréhension du phénomène, les pistes d’action. Je ne veux pas voir la lente dégradation des conflits communautaires se muer en violence physique. Or tout nous y pousse. Je viens de le vivre avec une intensité douloureuse.
Pierre Biélande