séparent Bruxelles de Kinshasa : a-t-on déjà été plus vite ? Quelques minutes suffisent pour envoyer un e-mail aux quatre coins de la planète : a-t-on déjà été plus efficace ? Un homme peut courir 100 mètres en 9 secondes et 58 centièmes : a-t-on déjà été plus précis dans la division du temps ? Le temps, et l’utilisation qu’on en fait, est devenu une obsession dans les pays occidentaux. Cette volonté de gérer le temps entraîne un désir d’aller toujours plus vite. « Le meilleur exemple actuel c’est l’e-mail », analyse Richard Delaye, directeur de recherche en management (Groupe IGS) et président de l’Université Professionnelle d’Afrique (UPA). « Au-delà de son aspect très pratique, il nous enferme dans l’immédiateté et l’hyperréactivité. Quand on reçoit un courriel, on ne prend plus toujours le temps de réfléchir, on ne prend plus la distance nécessaire, ce qui nous amène à appliquer des solutions toute faites car il faut aller vite. Le côté dématérialisé nous coupe aussi des vrais rapports humains. Il faut y faire très attention car la relation n’est pas un coût mais un investissement. » Notre rapport au temps conditionne notre manière de travailler mais aussi nos attentes envers les autres. On le sait, il n’est pas toujours évident de trouver un rythme commun entre collègues, chacun ayant des priorités et des visions du temps différentes. Ces différences s’illustrent mieux encore dans un contexte interculturel. Combien de fois n’avez-vous pas attendu un rapport ou une pièce justificative d’un partenaire implanté au Sud ? « En Afrique, la référence au temps factuel n’a pas beaucoup de valeur. Quand un confrère africain me dit ‘je suis en route’, il me dit en fait ‘je suis dans l’intention de me mettre en route’. Je sais dès lors qu’il finira par arriver mais je ne sais pas si ce sera dans 10 minutes ou dans deux heures », constate Richard Delaye qui professe entre autres à Pointe-Noire et à Kinshasa. « Le seul conseil que je puisse donner pour s’adapter est qu’il faut bien observer et respecter le temps de l’autre sans oublier son propre timing. Quand je suis à l’UPA, je garde mon rythme mais j’anticipe le fait que les choses ne se feront pas selon le planning que j’ai en tête. Il faut d’abord passer par la compréhension et l’apprentissage mutuels avant de pouvoir avancer ensemble. » Le temps est une question centrale dans toutes les cultures. Mais les réponses apportées sont bien différentes… Déjà dans la représentation du temps, plusieurs modèles coexistent. Dans les sociétés traditionnelles, le temps est circulaire. Il n’y a ni début, ni fin. Des cycles plus ou moins longs se succèdent inlassablement, laissant peu de place au changement. L’homme est tributaire du rythme de la nature. Dans le monde occidental, le temps est linéaire. Il est représenté par une flèche qui naît dans le passé et transperce le présent pour se projeter dans l’avenir. L’idée du progrès, de la conquête d’un avenir meilleur, y est profondément ancrée. Au vu de cette distinction entre des cultures tournées vers l’action et le changement et celles tournées vers la répétition et l’adaptation, comment imaginer de mettre en œuvre ensemble un projet ? Si les plannings n’ont pas la même valeur pour tous, si les délais se comptent avec des unités différentes, si le futur, le passé et le présent ne renferment pas les mêmes enjeux, comment trouver un fil conducteur aux relations Nord/Sud ? « La notion de projet est liée à l’incertitude. Or, dans la vision circulaire, je suis dans la certitude, je n’ai donc pas besoin de projet car je suis dans un état stable », poursuit Jean-Pierre Boutinet. « Côté européen, on est par contre en plein dans la culture du projet. Il est actuellement impensable de remettre un dossier qui ne soit pas sous forme de projet. Cela correspond à notre envie de faire changer les choses, notre besoin de ne pas être victime du destin. » Ces deux points de départs, difficilement conciliables, n’empêchent cependant pas la collaboration. Jean-Marie Peretti est professeur à l’Ecole Supérieure des Sciences Economiques et Commerciales et président d’honneur de l’Association Francophone de Gestion des Ressources Humaines. Il présente en quelques mots les tendances actuelles dans la gestion du temps. « Au Nord, la gestion du temps a pris une importance croissante ces dernières décennies. De la gestion collective, caractérisée par les sirènes dans les usines et les congés pour tous au même moment, on est arrivé à des horaires à la carte pour chaque employé. On donne ainsi l’impression d’être maître de son temps, ce qui apparaît comme un luxe. Parallèlement, l’introduction du téléphone portable et de l’Internet dans la vie professionnelle augmente considérablement la charge de travail. Il est possible de travailler n’importe où et n’importe quand. Cela crée une intensification du temps et une pression à la productivité. La limite entre vie personnelle et vie professionnelle devient floue et on tombe dans l’asservissement au temps. » Anne-Aël Pohu est responsable des programmes Rwanda et Burundi chez RCN Justice et Démocratie. Dans son travail, elle est régulièrement confrontée à différentes conceptions du temps, que ce soit auprès de partenaires ou de bailleurs de fonds. « Quand je vais au Burundi par exemple, je sais que ce ne sont pas les mêmes rythmes. C’est à nous de nous adapter et d’apprendre car ce temps-là raconte autre chose. Il nous aide à mieux comprendre les dynamiques de maturation des idées, de négociations, de résolutions des conflits. Cette analyse est nécessaire mais on n’a pas toujours les moyens de la faire. Trouver des financements qui tiennent compte de cette prise de recul n’est pas évident. Concernant la relation entre temps et projet, on est confronté à des exigences contradictoires. Avec nos partenaires, on part de l’identification d’une problématique. Avec les bailleurs, on part de résultats à atteindre. La logique est donc complètement inversée. Concrètement, on ne peut pas toujours faire correspondre ces deux chronologies. » Originaire du Congo, Wendy Bashi est arrivée en Belgique en 2002 pour poursuivre ses études. Depuis trois ans, elle dévoile l’Afrique sur la RTBF et TV5 Monde. Elle porte donc un regard éclairé sur les différences entre Nord et Sud. Ma manière de concevoir le temps dépend de l’endroit où je me trouve. En Belgique, je cours derrière le temps. Au Congo par contre, je vis le temps. C’est vraiment deux systèmes complètement différents, mais ils fonctionnent tous les deux. En Belgique, j’ai l’impression de ne jamais avoir assez de temps. Je suis débordée par tout ce que je dois faire. Il m’arrive de m’énerver quand j’ai cinq minutes de retard alors qu’en y réfléchissant, ce n’est pas la fin du monde. Le système nous impose la ponctualité mais ça va parfois un peu trop loin. Je pense que lever le pied de temps en temps ne serait pas un luxe. Ceci dit, cette rigueur a sans doute donné naissance à des choses merveilleuses. Encore maintenant je suis parfois impressionnée par la fiabilité et la rapidité des transports en commun. Et puis il y a toujours des éléments palliatifs pour combler les manques du système. Par exemple, on prend beaucoup moins le temps de se parler en Belgique. Pour y remédier, je peux appeler n’importe qui, n’importe quand, grâce à Skype ! Expatriée au Congo depuis janvier 2007, Charline Burton travaille aujourd’hui pour l’ONG américaine Search For Common Ground. Au fil des mois, elle s’est adaptée assez facilement à la temporalité congolaise. Dans le milieu professionnel, la différence n’est pas tellement frappante. Les locaux avec lesquels je travaille ont la volonté de respecter les horaires et les deadlines. C’est plus souvent le contexte qui entraîne des retards. Quand l’électricité saute ou qu’une route est bloquée par des rebelles, il n’y a pas grand-chose que l’on puisse faire. Dans ma vie privée par contre, j’ai vite compris qu’il fallait que je m’habitue à attendre. Quand on le sait, c’est assez facile de s’adapter. Et puis ça a de bons côtés. Il y a un grand sens de l’hospitalité ici. Quand vous attendez quelqu’un, on vous propose toujours à boire ou à manger. Et puis on ne doit pas prendre rendez-vous ! Quand je rentre en Belgique, il faut que je planifie trois semaines à l’avance pour être en mesure de voir la famille et les amis. Cette rigidité du calendrier ne me manque pas vraiment. Globalement, le fait que les choses se passent plus lentement au Congo permet de les vivre plus intensément car on y met plus d’énergie et on prend le temps de réfléchir à ce qu’on veut faire. dossier
Au temps pour moi…
Durée ou moment, aiguille ou cadrant, en tic-tac ou en TOC : le temps est partout. Le temps est partout mais change de visage pour chacun d’entre nous : certains s’en accommodent, d’autres le fuient. Chacun le construit aussi ; le temps est relatif. Selon sa culture, selon son expérience, selon ses sensibilités, l’humain façonne (et est façonné par) le temps…
Huit heures d’avion
Entre action et intention
Passé ou futur ?
Pour Jean-Pierre Boutinet, professeur émérite de psychologie et anthropologue, ces conceptions impliquent des postures fondamentalement différentes par rapport au temps qui passe. « Dans les sociétés traditionnelles, on est plutôt orienté vers le passé, on cherche à être digne de ce qui nous a été laissé. Le présent n’est lui-même qu’une réactualisation du passé, d’où l’importance attachée aux fêtes traditionnelles, aux cycles de la lune ou aux changements de saison. à l’inverse, dans le modèle linéaire, le présent est à la fois une ouverture vers le futur et une rupture avec le passé qui est obsolète. Les notions de révolution, de réforme, de modernisation illustrent bien cette vision. »Avec ou sans projet ?
Premièrement, comme l’écrit Thierry Verhelst, juriste familiarisé avec l’anthropologie culturelle, on ne peut résumer le Sud au traditionnel. « Au sein de la société civile des pays du Sud, des couches sociales entières ont remplacé la vieille sagesse de l’acceptation par un élan dynamique mu par la foi dans le progrès et l’envie d’accumuler ou de changer le monde. » Deuxièmement, la volonté de se tourner vers le passé ne signifie pas oublier le futur. La prévoyance est un élément clé dans les sociétés traditionnelles. Il ne faut cependant pas la confondre avec la prévision. « Cette dernière, illustrée par le projet de développement sur 3 ou 6 ans est, pour les cultures traditionnelles, entachée de démesure voire de présomption. […] La prévoyance se méfie donc de la durée longue qui séparerait le début et la fin d’une entreprise humaine. » Toutes les sociétés ont tendance à se représenter le futur. Simplement, elles le font à des degrés divers. N’y aurait-il pas, entre prévoyance et prévision, de quoi trouver un juste milieu ?
« Je crois que la non prise en compte de la dimension temporelle est une des explications pour les avancées décevantes de la coopération au développement », conclut Jean-Pierre Boutinet. « Pour moi, c’est de plus en plus un non-sens d’imposer des projets. Je fais la distinction entre « projet pour » (pensés pour les autres) et les « projets avec » (pensés avec les autres). Tant qu’on ne sera pas dans plus de concertation, les améliorations se feront attendre. »Petite histoire de la gestion du temps
Être à l’écoute du temps de l’Autre
partage d’expérience
Vivre le temps
vu du sud
Vivre plus intensément
vu du nord
“La notion de projet est liée à l’incertitude. Or, dans la vision circulaire, je suis dans la certitude, je n’ai donc pas besoin de projet.”
Quel impact sur la relation ?
Vitesse, efficacité, précision… Voilà le trio magique de la gestion du temps à l’occidentale. Le temps est compté, disséqué, rentabilisé. Par habitude ou par obligation, la plupart des activités sont planifiées et des délais stricts sont fixés. Il est évidemment attendu de chaque collaborateur qu’il respecte le calendrier. Tout naturellement, ces tendances s’exportent dans les projets de coopération au développement menés par les ONG du Nord. Et forcément, ça bloque ! Trop lent et en retard, selon la grille de lecture habituelle. Cela engendre des frustrations. Une des solutions appliquées est simple : le partenaire est mis sous pression, ce qui peut aller jusqu’à du chantage financier dans certain cas. Efficace à court terme mais pas spécialement avisé. Cela déséquilibre totalement la relation. La sagesse commanderait de remettre en question son approche et surtout de mettre le sujet en débat avec les partenaires. C’est une évidence pour tous que le temps joue un grand rôle dans nos vies et que le temps se décline dans toutes les cultures. Pourquoi ne pas prendre le temps d’en parler ?
Au temps pour moi…
Posted on 27 November 2014 in Comportement et attitude, Dossier, Interculturel, n'GO Blog, News, Relations humaines